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Pour lire un continent
Article écrit par Angélica Pérez Pérez
Il y a plusieurs façons de lire un continent. Nous ne ferons référence ici qu’à l’une d’entre elles. Avec ses variantes et ses particularités, bien sûr. C’est cette lecture calme, parfois froide, mais sans doute plus analytique, qui se fait à distance. Quand les lettres qui nous parlent de ce qui s’y passe glissent sur des pages qui ont traversé les frontières. Quand les voix des textes sont à peine des échos d’habitants lointains. Lorsque les journaux intimes comportent des dates anciennes qui, de toute façon, parviennent à échapper à l’oubli. Et, surtout, lorsque la lecture implique un « ne pas être » là et, en même temps y « être » d’une autre manière. Nous parlons de la lecture d’un continent lorsque nous le lisons depuis son autre rive.
Or, lire n’importe quelle page du continent latino-américain depuis un café parisien, jeter un coup d’œil aux titres d’un journal brésilien accroché dans un bureau de tabac madrilène, ou lire l’article d’un expert latino-américaniste spécialisé dans la cosmologie des indigènes colombiens Cunas présenté lors d’un symposium à Stockholm, implique une série de spécificités découlant du fait imminent de la distance qui traverse chacune de ces lectures. Nous ne pourrions pas parler d’une seule lecture, car il s’agit d’un exercice aux formes multiples, variées, infinies. Le nombre de lectures que l’on peut faire de l’Amérique latine est aussi infini que ses réalités sont infinies.
Un endroit adapté à tous type de lecteurs
Une des expressions les plus répandues de ce type de lecture est la lecture anxieuse, produit du fait angoissant de la désinformation ou du silence subi par le lecteur dans la distance. Mais il peut aussi s’agir de lectures à caractère plus réflexif, comme celle du lecteur qui feuillette les étagères à la recherche d’un exemplaire du livre qui a marqué le reste de son existence lorsqu’il avait à peine quinze ans et qu’il veut relire maintenant que le temps joue des tours cruels à sa mémoire ; ou celle du lecteur qui parcourt avec impatience chaque page contenant les secrets de l’art baroque de Quito, ou encore celle du lecteur vorace qui tente de suivre les enseignements de Don Juan (celui de Castaneda) depuis son appartement de Zurich.
Il existe un troisième type de lecture à distance, étroitement lié aux « faiseurs de textes ». Ce type implique la lecture d’innombrables pages de textes différents qui, à leur tour, donneront naissance à un autre texte. Il s’agit donc de la lecture du chercheur, un lecteur qui se spécialise, écrit, trouve des indices, les analyse, revient en arrière et écrit, réfléchit, théorise, critique, autocritique, écrit et, dans le meilleur des cas, devrait en discuter.
La bibliothèque Juan Rulfo : un lieu de rencontre
Depuis un certain temps, presque cinq ans en fait, ceux d’entre nous qui font partie de la Maison de l’Amérique latine à Strasbourg imaginent une bibliothèque où le continent latino-américain peut être lu de toutes les manières possibles. Une bibliothèque où tous les lecteurs peuvent se rencontrer, ceux que nous avons mentionnés et les autres. Une bibliothèque pour ceux qui veulent lire le dernier numéro d’Universal de Caracas ou Rayuela de Cortázar ; ou pour ceux qui décident de discuter en groupe de leur travail sur « la mémoire et le nouveau roman cubain ». Aujourd’hui, cette idée qui s’était nichée dans notre imagination existe au-delà de celle-ci. Notre bibliothèque a des étagères, des livres et un nom qui évoque la meilleure littérature de notre continent : Juan Rulfo. Mais surtout, la bibliothèque et le centre de documentation Juan Rulfo de Strasbourg est le lieu où tous les chercheurs latino-américanistes qui le souhaitent peuvent mettre en scène une présentation de leurs travaux afin de les entrecroiser avec d’autres voix, d’autres discours et d’autres formes de savoir.
Nous sommes assaillis par la certitude que tant que ces Bibliothèques existeront au loin, l’Amérique latine sera comme un grand livre ouvert à feuilleter, à lire, à relire. Et tant qu’il en sera ainsi, la phrase borgésienne (Borges, toujours Borges, inévitablement) s’accomplira avec bonheur : « Je répète : il suffit qu’un livre soit possible pour qu’il existe. Seul l’impossible est exclu”.
Angélica Pérez Pérez